Remarques sur Formica rufibarbis

Section où le professeur Henri Cagniant lance les sujets de discussions de son choix.
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Henri Cagniant
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Remarques sur Formica rufibarbis

Message par Henri Cagniant »

Formica rufibarbis a été décrite de France et en latin par Fabricius, 1793.
En 1997, B. Seifert décrit Formica lusatica des lieux chauds d'Europe centrale (type de Förstgen, Allemagne). Cette espèce présente le même aspect général que rufibarbis dont elle a les colorations mais s'en distingue principalement par un nombre de soies plus restreint sur le pro et le mesonotum des ouvrières; en outre, le scape est un peu plus long et les plus grandes ouvrières atteignent une taille maximum un peu plus élevée que chez rufibarbis.
En 2006, W. Czechowski et A. Radchenko découvrent F. lusatica en Finlande et en décrivent les mâles, lesquels sont " virtually indistinguishable from males of F. rufibarbis" (p. 260); ces auteurs n'ont pas étudié les genitalia.
En 2009, B. Seifert et R. Schultz révisent le groupe rufibarbis. F. lusatica est mis en synonymie avec F. clara Forel, 1886 décrite de Damas en Syrie (9 syntypes) et celle-ci est présentée comme une espèce à très vaste répartition allant du Roussillon à la Sibérie orientale et du Moyen Orient à la Finlande (je n'ai pas de document concernant sa présence en Espagne). Un néotype est fixé pour F. rufibarbis (origine: St Martin Vésubie (F-06), 2058 m).
Les 3 travaux cités ci-dessus ont paru au Myrmecologische Nachrichten, Wien.

Malgré la considération que j'ai pour les auteurs, j'avoue avoir quelques doutes concernant la présence de F. clara dans le Roussillon. Je présente donc les observations et remarques qui suivent

Méthodes et Rappels:

Les mesures ont été effectuées à la loupe Wild M10 pourvue d'un micromètre oculaire convenablement étalonné, au grossissement 25x20; pour les besoins du travail, les mesures sont exprimées en millièmes de millimètre. Erreur 0,010 mm.
Les échantillons sont standardisés au mieux; cependant un biais demeure du fait que les différents prélèvements n'ont pas les mêmes effectifs.
On notera:
CL: longueur de la tête vue de face, de l'occiput au clypeus.
CW: largeur de la tête au niveau des yeux inclus.
SCL: Longueur du scape (condyle exclu); habituellement, je mesure le scape droit; il arrive qu'ils ne soient pas exactement égaux des deux côtés..
nPN: nombre de soies sur le pronotum (nPNt: nombre de soies total; nPNu: nombre de soies unilatéral; habituellement, je compte sur le côté droit du PN).

Critère de Seifert 1997 (p.9): chez F. lusatica on a nPNt < 0,0328 CW – 28,7.
Abaque de Seifert 1997 (p.8): les rapports SCL/CW sont plottés en fonction des valeurs de CL. Les points obtenus pour lusatica sont nettement au dessus de ceux de rufibarbis (et aussi de cunicularia); autrement dit, le scape est proportionnellement plus long chez la première.
Dans la révision de 2009, les auteurs précisent que pour des ouvrières ayant (CL+CW)/2 = 1,4 mm, nPNu atteint est en moyenne de 11,1 chez rufibarbis (p. 260) et de 3,6 chez clara (populations occidentales)(p. 263).

Étude d'échantillons de France

1- Échantillon de Noé (31), jardin; juin 2010; 72 ouvrières, 15 reines venant d'émerger. Toutes capturées dans une chambre avec larves et cocons; ouvrières du "service intérieur", donc plutôt "jeunes" (ayant peu perdu de poils).

Biométrie des ouvrières:
CL: moyenne = 1574; écart-type = 148; valeurs extrêmes: 1250 – 1840.
CW: moy. = 1423, éc.t. = 166; v. ext : 1098 – 1748.
coeff. de corrélation r = 0,979.
test F de covariation = 15,66 (largement significatif)
test F de linéarité (écartement à la droite) = 0,128 n.s.
régression: CL = 0,876 CW+ 327,2

pour CW et SCL on a:
SCL: moy = 1584; ec.t. = 149; v. ext. : 1285 – 1859
r = 0,907
régression: SCL = 0,877 CW + 335,5
Distribution à peu près linéaire, légèrement en "S"

Les valeurs de SCL/CW en fonction de CL sont présentées sur le graphique; on constatera sa similitude avec celui de Seifert (1997). A titre indicatif, j'y ai reporté les valeurs calculées par cet auteur pour F. clara (=lusatica).

Couleur_formica_rufibarbis.jpg
* Veuillez cliquer sur l'image pour agrandir.


Pilosité:
nPNu moyen = 10,372; ec.t. = 0,953. v. ext : 7 à 14
r = 0,622
régression: nPNu = 0,0156 CW – 11,827

Pour des individus avec (CL+CW)/2 voisins de 1,4 mm, CW est aux alentours de 1,30 mm et on a nPNu = 8 à 12 avec une moyenne de 9,8 + / – 0,34.

Cas des reines:
CW allant de 1840 à 1954; 28 à 50 poils sur le scutum, 16 à 30 sur le pronotum, 0 au propodeum. Comme il s'agit d'individus venant d'émerger, on peut considérer qu'ils n'ont pas ou peu perdu de soies et que le nombre de celles-ci présente une forte variation individuelle; ceci suggère qu'il en est peut être de même chez les ouvrières.
Tous les critères sont concordants pour reconnaître F. rufibarbis.



2) Échantillon de Noé, même fourmilière que (1): 60 ouvrières butineuses capturées hors du nid ou sous la pierre recouvrant le nid ("service extérieur"); individus probablement âgés.

CW: moyenne = 1340; écart-type = 123
nPNu: moyenne = 7, 94; ec. t = 1,925
r = 0,312 (n.s. à P 0,05)
régression: nPNu =0,00462 CW +1,749

Si on applique le critère de Seifert, on obtient des résultats déroutants; par exemple:
n° 24: CW = 1380; nPNt = 9 < 16,426, ce qui le détermine comme clara
n° 29: CW = 1530; nPnt = 23 > 21,484 donc rufibarbis
n° 16: CW = 1330; nPNt = 14 peu différent de 14,924; indéterminé.

Il est donc évident que des poils ont été perdus, ce qui brouille les résultats; on constate en effet que parmi ces butineuses, beaucoup ont des poils tronqués ou qui manquent en des emplacements différents sur des individus de même taille.
Bien entendu, ces individus reportés sur l'abaque de Seifert s'avèrent être rufibarbis.


3) Échantillon de Vieille Toulouse (31), jardin, fin mai 2010; 50 ouvrières dans le nid.
CW: moyenne = 1341; ec.t. = 114
nPNu : moy. = 9,337; ec. t. = 0,781
r = 0,721
régression : nPNu = 0,0154 CW – 11,314

Résultat cohérent avec celui de Noé (1).

4) Échantillon de Rochepaule (07); friche, juin 2010. C. Dégache leg. 57 ouvrières.
CW: moy = 1406; ec.t. = 132; val. ext. = 1107 à 1602
nPNu : moy. = 10, 286; ec. t. = 1,134; val. ext. = 8 à 14
régression: nPNu = 0,0155 CW – 11,510.

Il s'agit donc là aussi de F. rufibarbis.
Au vu de ces résultats, on peut écrire la relation minimaliste et approximative pour F. rufibarbis : nombre unilatéral de soies sur le pronotum = (largeur de la tête en mm x 15,5) – 11.
Pour les individus ayant (CL+CW)/2 = environ 1,4 mm on trouve un nombre unilatéral moyen de soies de 9,2 donc moindre que celui annoncé par Seifert et Schultz (11,1). Il est possible que nos échantillons (d'effectifs réduits) comptent davantage de fourmis ayant perdu quelques poils; en outre, nos prélèvements proviennent du sud de la France où les populations de rubibarbis semblent en moyenne moins poilues que celles de l'Europe de l'est.

5) 2 ouvrières de Ludres (54) L. Plateaux leg.
Ces deux individus sont intéressants car ils présentent 2 cas extrêmes. L'une des ouvrières (CW = 1485) est rouge clair, mais bien poilue (nPNu = 12). L'autre (CW = 1602) est rouge très foncé (ce qui exclut clara) mais probablement âgée, ayant perdu quasiment toutes ses soies (nPNu = 2). Reportées sur l'abaque, toutes deux s'avèrent bien être des rufibarbis.

6) Échantillon de Canhoès (66); jardin, juin et juillet 2010. C. Lebas leg. 46 ouvrières prises au même nid. Un prélèvement dans cette fourmilière aurait été reconnu comme F. clara par Schultz.
Pour ma part, j'obtiens:
CW: moy. = 1338; ec. t. = 94; val. ext. = 1080 à 1496 ; on notera que les plus grandes (CW > 1500) ouvrières manquent dans cet échantillon.
nPNu: moy. = 11,272; ec. t. = 2,009; val. ext. = 5 à 15
r = 0,690
régression: nPNu = 0,0147 CW – 10,810.
On a nPNu = 8 à 13 sur les individus dont CW est autour de 1,30 mm; il ne semble donc pas que cet échantillon puisse être attribué à F. clara.
Une vérification a été réalisée en mesurant CL et SCL sur 20 ouvrières. Reportés à l'abaque, on tombe sur la courbe de F. rufibarbis .Par exemple avec CL = 1590, CW = 1398 et SCL = 1544 on obtient SCL/cw = 1,104. Autre exemple CL = 1636; CW = 1496 et SCL = 1602 on a SCL/CW =1,071.

7) Échantillon de Canhoès ville; butineuses tout venant. C. Lebas leg.
Au milieu de nombreuses F. rufibarbis , j'ai repéré 5 grandes ouvrières rouge clair, le devant de la face bien marqué de jaune et peu poilues (nPNu = 5 à 7); ces individus pourraient être considérées comme F. clara. Cependant SCL/CW = 1,108 à 1,063 pour CL = 1656 à 1840 ramènent à rufibarbis (individus dépilés du "service extérieur" ?)(Cf Noé 2).

8) Échantillon d'Argelès-sur-mer (66); bord de mer; C. Lebas leg. Juin 2010.
4 reines; CW 1840 à 2006; nettement moins poilues que celles de Noé ( 18 à 25 poils au scutum, 12 à 16 au pronotum). Est-ce des F. clara ? Je n'ai pas pu trouver de description de la femelle de cette espèce. Pour comble de confusion, les quelques ouvrières qui les accompagnaient présentaient des caractères contradictoires (nPNt = 17 < 19,89 mais SCL/CW = 1,076 pour l'une et nPNt = 22 > 16,611 pour une autre).

9) Échantillon de Mantet (66); C. Lebas leg. 20 ouvrières rufibarbis asservies par P. rufescens

10) Echantillon de Challes-les–eaux (73), juin 1965. J'ai retrouvé là des ouvrières rufibarbis en compagnie de 2 reines à la pilosité moins développée qu'à Noé (26 à 32 poils au scutum, 14 à 20 au pronotum).

Conclusions

Aucun échantillon étudié n'a fourni de F. clara indiscutables (ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas en France). Aucun lot reçu dans le cadre de Antarea ne contenait à ce jour les ouvrières claires, présentant la pilosité réduite caractéristique et sans soupçon de dépilation, s'inscrivant dans l'abaque correspondant à l'espèce (scape relativement long). Je pense que la présence de F. clara à côté de F. rufibarbis, reste à confirmer en Roussillon (en certains endroits sablonneux d'Allemagne, F. clara "(is) outcompeting F. rufibarbis" -S&S, op. cit:265-).
Il sera donc intéressant de comparer au niveau des pièces génitales, les mâles de rufibarbis (je dois en recevoir de Rochepaule grâce à un élevage entrepris par C. Dégache) et ceux du Roussillon (pas encore trouvés).

Dernière remarque pour terminer: La biométrie des fourmis révèle des variations notables; ainsi, en mesurant les longueurs de scape lors de cette étude, j'ai pu constater que pour une même largeur de tête on peut trouver 2 valeurs différentes pour SCL ; par ex. dans l'échantillon noémien avec CW = 1582 j'ai eu deux individus où SCL = 1693 et trois dont SCL = 1750 (NB: la différence est supérieure à l'erreur possible sur la mesure); il n'y a pas d'intermédiaire entre ces deux valeurs, c'est soit 1693, soit 1750. J'ai déjà signalé que les deux scapes d'une même bestiole peuvent être inégaux. Quelle en est la cause? L’existence d'allèles, variation épigénétique, malformation tératologique? Je me rappelle que mon éminent collègue W. Elmes m'a un jour raconté que dans un nid de Formica (j'ai malheureusement oublié l'espèce) qu'il surveillait régulièrement, le nombre moyen de soies sur les ouvrières variait d'une année sur l'autre. Les processus de l'expression génique s'avèrent particulièrement complexes chez ces insectes. Il faut admettre que le vivant présente des aléas que ne maîtrisent pas toujours les mesures et les calculs.
Henri Cagniant
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Re: Remarques sur Formica rufibarbis

Message par Henri Cagniant »

C. Galkowski me fait part de la découverte par lui de F. clara (=lusatica) dans les Pyrénées près de Font Romeu (66) à 1730 m d'altitude (*).
Ceci relance le débat; il serait bon d'examiner un échantillon plus important , d'ouvières jeunes et de toutes tailles, afin de confirmer définitivement cette découverte.
(*) Formica lusatica Seifert, 1997, une nouvelle espèce de fourmi pour la France (H.F.)
R.A.R.E. XVIII (1): 1 - 5; 2009.
Henri Cagniant
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Re: Remarques sur Formica rufibarbis

Message par Henri Cagniant »

En lisant la publication de C. Galkowski, je constate que les ouvrières de F. rufibarbis de la vallée d'Ossau capturées par lui vers 1700 m sont nettement plus poilues en moyenne (nPNt = 22 +/- 9,3) que celles de plaine de la région Toulousaine. Cela suggère que les populations de montagne, (vivant en milieu plus froid) auraient tendance à avoir davantage de poils. Le néotype de Seifert & Schultz (St Martin Vésubie, 2058 m)(*) est également plus poilu. Cette observation serait à confirmer par d'autres collectes en montagne.
(*) On d'ailleurs peut être surpris que les auteurs soient allés chercher si haut le néotype d'une espèce surtout de plaine!
Henri Cagniant
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Re: Remarques sur Formica rufibarbis

Message par Henri Cagniant »

Je viens (enfin) de trouver la description des mâles et reines de F. clara mais elle est ancienne:
M.D. Ruzsky, 1902: Neue Ameisen aus Russland
Zool Jahrb. Abt. Syst. Geogr. Biol. Tiere, 17: 469-484
La description est page 471.

Autre remarque: Le catalogue de Bolton donne pour lieu de description originale de F. clara: "Russie". J'ai vérifié sur la publication de Forel:
Etudes myrmécologiques en 1886
Ann. Soc. Entom. Belgique XXX: 131-215.
La description est page 206. Forel note bien que la "pilosité (est) un peu plus faible que chez la forme typique".
La localité est bien Damas (envoyée par le Dr Lortet).
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